Reflets du Lac ▬

Reflets du Lac

Histoire

Donner naissance c’est comme à la loterie. Soit tu gagnes, soit tu perds. Mais lorsque tu gagnes, sache que ton butin ne sera peut-être pas celui que tu attendais tant.
 
« Bravo, vous êtes les parents d’une magnifique boule de poil ! »
 
Magnifique ? Comment pouvait-on qualifier cette chose de magnifique ? On aurait dit un rat trempé. Mais ce rat trempé, c’était moi. Une sorte de chose blanchâtre, avec un museau, quatre pattes et une queue noirs. J’étais bien le portrait craché de mon père. Siamoise jusqu’au bout des griffes. Et…je m’en fichais royalement. Penchés sur moi, le regard brillant, mes parents affichaient un sourire des plus niais. Ils m’avaient désirée, attendue. Ils se voyaient déjà me choyer. Mais le destin en déciderait autrement. Vous ne savez pas quel cadeau empoisonné, la nature a bien voulu vous donner.
 
Nous naissons aveugles, sourds, muets, incapables de fuir, ayant pour seuls sens l’odorat et le goût. Nous naissons tranquilles, gentils, adorables. Puis nous grandissons. En grandissant, nous acquérons des sens, des facultés. En grandissant, notre tempérament s’affirme. J’ai grandi. J’ai changé. De mignonne petite boule de poil, j’étais devenue une chatonne bien trop turbulente. Je crois même que les reines de la pouponnière me surnommaient La Tornade. Toute la sérénité et l’ordre disparaissaient à ma venue. Tout ce qui se mettait en travers de mon chemin, je me mettais automatiquement à le détruire. J’ai épuisé mes parents, j’ai testé leurs limites. Je les ai poussés à bout. Comment savoir que j’ai réussi ? A partir du moment où ma mère reprit ses devoirs de guerrière avant le nombre de lunes conseillés, et contre l’avis du guérisseur, j’avais compris. C’était ma première victoire. Oui, en grandissant j’étais devenue un monstre. Pourquoi et comment ? Je ne saurais pas vous le dire. J’ai été choyée, gâtée, adorée. Mais je ne voulais pas de tout ça. Je voulais juste qu’on me déteste. Oui, j’aimais voir ce sentiment de haine dans les yeux des autres chats de mon clan. J’aimais quand ils se mettaient en colère contre moi. Je me sentais…comme qui dirais puissante, unique. Je me sentais vivre à travers toute leur amertume.
 

 
En jouant les fortes têtes, je me suis vite attirée des ennuis. Je me mettais les autres à dos. Les chatons me détestaient au plus haut point. D’ailleurs, c’est eux qui m’ont fait ma première fracture. Quelle fracture ? Mais de ma queue, pardi ! Je ne vous en avais pas encore parlé, il est vrai. J’ai la queue cassée par deux endroits. Comme je le disais bien plus haut, ma première fracture fut l’œuvre de mes camarades de pouponnières. Enfin, je dis camarades, même s’ils ne méritaient sûrement pas cette appellation. Pour la petite anecdote, ne laissez pas votre queue sans surveillance lors de votre sieste. Les autres peuvent s’amuser avec. Ils peuvent…je ne sais pas moi…faire glisser un bon gros rocher dessus. Mais c’était juste un accident. Ouais, un accident. La guerre était déclarée.
 
A partir de ce moment, je n’ai créé que des ennuis. Chatons blessés, trous dans les fortifications de la pouponnière, fugues, mises en danger des autres chatons et de moi-même. J’avais décidé d’être à l’égal de ce que je valais aux yeux des autres chats du clan, une tornade qui détruirait tout sur son passage. Mes nombreuses escapades mes valurent une seconde fracture. Celle-là c’était un blaireau, il me semble. J’ai bien compris que ce n’était pas un animal aussi bête que j’ai voulu croire. Il avait réussi à attraper ma queue dans ses crocs, et dans un mouvement de tête, il en fit son œuvre. Oui, ça avait été douloureux, mais je ne me souviens que brièvement de ce moment.
 
 

« Petit Lac, tu n’es vraiment pas sérieuse. »
 
Du fond de sa tanière, l’ancien guérisseur du clan me dévisageait éberlué. Cela faisait bien la cinquième ou sixième fois qu’on lui attribuait ma garde en moins d’une lune. Oui, mes punitions de chaton se résumaient à aider le guérisseur avec les anciens. Et à vrai dire, je ne prenais pas ça pour une punition. J’adorais l’embêter ce guérisseur. Il faisait tout pour ne jamais s’énerver, et j’aimais bien ça. Cette sensation d’avoir un peu le pouvoir sur lui.
 
« C’est quoi ça ? 

- N’y touche surtout pas. Ce sont des graines de digitales, elles sont toxiques. »
 
J’avais passé une journée entière à toucher à tout, à tout déplacer. Et mon esprit enregistrait. Bourrache, les feuilles et les racines pour la fièvre ; les graines et les feuilles pour la lactation des reines. Eupatoire, meilleur remède contre les poisons surtout le venin de serpent. Menthe contre les maux de ventre… Mais ces graines de digitales étaient beaucoup plus intéressantes… Le guérisseur s’approcha alors de moi d’un pas vif, et doucement m’écarta de ses réserves avec la patte. Et c’est là que tout se produisit. Les yeux dans le vague, il resta comme inerte pendant une longue minute. J’agitais ma queue devant ses pupilles sans expressions jusqu’au moment où il reprit ses esprits. Le sourire narquois, la tête et la queue haute, il me fixa.
 
« Dis Petit Lac, ça ne te dirais pas de devenir guérisseuse ? »
 
Je levais les épaules comme seule réponse. Je n’avais aucune envie de devenir guerrière et de me plier aux règles du clan, ça j’en étais certaine. Mais devenir guérisseuse… J’avais projeté de partir d’ici un de ces jours et de mener une vie solitaire loin de tout ça, mais bon. Je crois qu’il prit mon silence comme un oui. Lorsque l’heure de mon baptême approcha, je fus nommée apprentie-guérisseuse. Les moues inquiètes et incomprises qui s’étalaient dans l’assemblée firent bien rire mon démon intérieur. Ils avaient peur de moi, de ce que je ferais de ce futur pouvoir.
 
Je changeai donc de nom. De Petit Lac, je passai à Lac Nuageux. Mais mon nom n’était pas le seul à changer. Mon périple jusqu’à la grotte de cristal me permit de me découvrir. Certes, je n’aimais pas mon clan, je n’aimais pas les autres chats, je n’aimais pas les règles. Mais j’aimais bien cette grotte où j’ai passé la moitié de mon temps. J’aimais bien connaître ces trucs que je connaissais déjà. Bon, je n’avais aucune envie devenir guérisseuse aussi. Mais le Clan des Etoiles avait arrêté son choix sur moi. Et je crois que parmi la partie minuscule de choses que je respectais, il y avait bien les décisions du Clan des Etoiles.

 
 
Le premier contact avec nos ancêtres c’était établi lors de ce périple dans la grotte de cristal. Je les avais vus, je les avais entendus. Je les avais presque sentis. Ils me faisaient confiance. Ils avaient confiance en mes capacités. J’aiderai mon clan.
 
Devenir apprentie-guérisseuse m’a calmée. Entre apprendre et soigner, je n’avais plus le temps pour jouer la tornade ambulante, à mon grand désarroi. Mais calmée, ne veut pas dire changée. J’ai gardé ce mauvais caractère. Cette joie d’ennuyer les autres, d’être désagréable. En fait, j’aime que les autres ne m’aiment pas. Je ne les aimais pas non plus.
 

 
« A présent tu porteras le nom de Reflets du Lac, guérisseuse du clan du Zénith. »
 
Tout ça pour en arriver là. Je vis le sourire satisfait de mon ancien mentor. Mes parents partagés entre fierté et crainte. Le reste du clan mitigé. Ils connaissaient mes capacités. Ils savaient que je les aiderais à survivre. Mais ils savaient aussi à quel point j’étais la chatte la plus agaçante du clan. Et je le resterais.